« Ishiguro est un maître d'une classe à part. »
The Independent
Jadis,
Kath, Ruth et Tommy ont été élèves à Hailsham : une école idyllique,
nichée dans la campagne anglaise, où les enfants étaient protégés du
monde extérieur et élevés dans l'idée qu'ils étaient des êtres à part,
que leur bien-être personnel était essentiel, non seulement pour
eux-mêmes, mais pour la société dans laquelle ils entreraient un jour.
Mais pour quelle raison les avait-on réunis là ? Bien des années plus
tard, Kath s'autorise enfin à céder aux appels de la mémoire et tente de
trouver un sens à leur passé commun. Une histoire d'une extraordinaire
puissance, au fil de laquelle Kath, Ruth et Tommy prennent peu à peu
conscience que leur enfance apparemment heureuse n'a cessé de les
hanter, au point de frelater leurs vies d'adultes.
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Critiques |
Subtil, élégant, décalé, mais bel et bien révoltant, Auprès de moi toujours fait
partie de ces livres qui hantent longtemps le lecteur. Avec une plume
faussement simple et douloureusement précise, Kazuo Ishiguro reste
toujours sur le fil du rasoir et n'en révèle jamais trop. Un technique
redoutable d'efficacité qui laisse planer le doute, la frustration et,
au final, l'envie d'une explication franche et définitive qui, on s'en
doute, ne viendra jamais. A ce titre, Ishiguro évolue à la manière de
Yoko Ogawa dans ce qu'elle a de plus curieux, de plus tendancieux et de
plus déroutant.
Nous sommes en
Angleterre à la fin des années 90. Lesquelles ? Rien ne filtre. La
Grande Bretagne ressemble furieusement à ce qu'on en connaît
aujourd'hui. Elle est peut-être un peu plus bucolique, plus calme, plus
reposée, mais elle est surtout vue par le personnage principal,
narratrice officielle dont le tempérament est tout sauf sanguin. Une
narratrice qui travaille comme accompagnatrice de donneurs d'organes, à
mi chemin entre l'infirmière et la psychologue. Chargée de s'occuper
d'une ancienne camarade d'école dans son troisième don, c'est l'occasion
pour elle de renouer avec le passé et de dérouler le fil du récit sur
le mode du flash-back. Par petites touches impressionnistes, qui sont
parfois des miracles de douceur, Ishiguro compose un tableau d'abord
abstrait, mais de plus en plus figuratif à mesure que l'histoire se
déroule d'elle-même. Trois personnages centraux évoluent dans ce sac à
souvenirs rigoureusement organisé, trois enfants puis trois adolescents
qu'on suit dans leur éducation à Hailsham, établissement réputé pour son
excellence. Pas de parents, pas de famille, juste des gardiens pour
s'occuper des pensionnaires et la visite régulière de deux mystérieuses
femmes toujours effrayées. Qui sont ces enfants ? Pourquoi sont-ils
élevés de cette manière ? Les cours s'alternent entre histoire,
géographie, arts plastiques, la vie est douce, les gardiens
sympathiques, mais des fêlures apparaissent parfois, fêlures vues par
les yeux d'enfants naïfs et parfaitement conscients du sort qu'on leur
réserve. Clones d'humains « normaux », ils servent de banque d'organes
aux autres. Point. L'humanité n'est pas pour eux. Auprès de moi toujours raconte
leur vie toute tracée jusqu'à sa fin programmée. Assez étonnamment, le
roman ne pose aucune question d'ordre éthique sur le bien-fondé d'une
telle entreprise. Aucune explication n'est donnée. On sait qu'il y a eu
une guerre et de nombreuses victimes. Quelle autorité décide du sort des
clones ? Pourquoi, comment ? Autant de questions vides de sens puisque
là n'est pas le propos. Ishiguro s'intéresse à ses trois personnages
dans leur préparation d'une vie d'adulte certes courte, mais nécessaire.
Tout passe par eux, tout y reste et rien n'en sort. Et le plus
révoltant, au final, c'est le calme passif, l'acceptation presque
enthousiaste de ce qui les attend. Dans une société qu'on imagine
oppressive et brutale, un romancier standard aurait jeté les bases d'une
révolte, d'une guerre de libération pour qu'enfin les clones se
débarrassent du joug d'affreux oligarques. Rien de tel dans Auprès de moi toujours. La chose est normale, acceptée, jamais remise en question, presque miséricordieuse.
Remarquable
de retenue, incroyablement bien raconté, le roman ne tombe jamais dans
le pathos et se limite à une narration apparemment froide qui cache des
trésors d'empathie. On est bien loin du récit d'anticipation dystopique,
mais peut-être bien plus proche du réalisme que beaucoup d'autres textes classiques. De fait, Auprès de moi toujours
dérange et inquiète, réussissant la prouesse de poser les vraies
questions sans jamais les formuler. Un vrai tour de force pour un texte
qui distille lentement son poison, un poison douloureux, envahissant, et
très prochainement banal.
« Je
m'appelle Kathy H. J'ai trente et un ans, et je suis accompagnante
depuis maintenant plus de onze ans. » Voici la première phrase de ce
roman, à la fois personnelle et froide, donnant le ton à toute
l'histoire de Kathy. Il faudra bien des pages au lecteur avant de savoir
ce que signifie être « accompagnante », avant de comprendre qui elle
est. Si vous-même souhaitez préserver le mystère de son identité qui est
un des plaisirs de ce livre, arrêtez là votre lecture de cette
chronique, vous m'en voudriez.
Sur un ton monotone et pénétrant, Kathy raconte son enfance dans une propriété à l'écart du monde, quelque part en Angleterre. Elle joue, elle apprend, elle se lie avec d'autres enfants : tout à l'air banal. Pourtant, il est rapidement clair que leur quotidien n'est pas celui de tous les enfants, entourés qu'ils sont d'enseignants-gardiens. Enfermés dans leur école modèle, ils doivent subir des visites médicales hebdomadaires et se préparer aux dons. Aux dons d'organes puisque tous ces enfants sont des clones, placés dans cet établissement pour les protéger des traitements barbares que la société réserve d'habitude à leurs semblables.
Ce n'est que très lentement que Ishiguro prépare le lecteur à cette révélation. Il entretient le mystère, laissant planer un léger malaise. La fatalité qui guide les faits et gestes de ces enfants, puis adolescents, a quelque chose de scandaleux quand on apprend qui ils sont. Résignés, ils ne cherchent jamais à échapper à leur sort révoltant alors qu'ils sont avant tout humains comme nous le prouve le récit de Kathy. Ils sont comme des objets, incapables d'amour, dépourvus d'âme. Que cherchent-ils alors dans le sexe et dans l'art ? De l'amour et une âme. Mais ils n'ont pas appris l'espoir, ne se sont créé aucun Dieu, aussi suivent-ils le destin tracé, sans broncher.
L'imperméabilité des sentiments et des émotions des différents protagonistes peint ce scénario tragique en scènes de mœurs nostalgiques. Et le lecteur de ressentir un malaise croissant : eh bien oui, ils vont mourir, on va leur enlever leurs organes un à un, c'est comme ça. Cet Ishiguro est un artiste, capable d'amener son lecteur au même état d'esprit que ses personnages : résignation, vague tendresse et nostalgie. Serions-nous nous aussi capables d'accepter le sort de ces êtres humains, même choyés dans leur enfance ? Seraient-ils intrinsèquement différents ? Toute transcendance leur serait-elle interdite ? Autant de questions qui doivent rester sans réponse pour que le malaise, de dérangeant, devienne insupportable. Ishiguro laisse son lecteur sur des questions qui le tarauderont longtemps, aussi lancinantes qu'une chanson triste qui murmure : « Oh, bébé, mon bébé, auprès de moi toujours... ».
Sur un ton monotone et pénétrant, Kathy raconte son enfance dans une propriété à l'écart du monde, quelque part en Angleterre. Elle joue, elle apprend, elle se lie avec d'autres enfants : tout à l'air banal. Pourtant, il est rapidement clair que leur quotidien n'est pas celui de tous les enfants, entourés qu'ils sont d'enseignants-gardiens. Enfermés dans leur école modèle, ils doivent subir des visites médicales hebdomadaires et se préparer aux dons. Aux dons d'organes puisque tous ces enfants sont des clones, placés dans cet établissement pour les protéger des traitements barbares que la société réserve d'habitude à leurs semblables.
Ce n'est que très lentement que Ishiguro prépare le lecteur à cette révélation. Il entretient le mystère, laissant planer un léger malaise. La fatalité qui guide les faits et gestes de ces enfants, puis adolescents, a quelque chose de scandaleux quand on apprend qui ils sont. Résignés, ils ne cherchent jamais à échapper à leur sort révoltant alors qu'ils sont avant tout humains comme nous le prouve le récit de Kathy. Ils sont comme des objets, incapables d'amour, dépourvus d'âme. Que cherchent-ils alors dans le sexe et dans l'art ? De l'amour et une âme. Mais ils n'ont pas appris l'espoir, ne se sont créé aucun Dieu, aussi suivent-ils le destin tracé, sans broncher.
L'imperméabilité des sentiments et des émotions des différents protagonistes peint ce scénario tragique en scènes de mœurs nostalgiques. Et le lecteur de ressentir un malaise croissant : eh bien oui, ils vont mourir, on va leur enlever leurs organes un à un, c'est comme ça. Cet Ishiguro est un artiste, capable d'amener son lecteur au même état d'esprit que ses personnages : résignation, vague tendresse et nostalgie. Serions-nous nous aussi capables d'accepter le sort de ces êtres humains, même choyés dans leur enfance ? Seraient-ils intrinsèquement différents ? Toute transcendance leur serait-elle interdite ? Autant de questions qui doivent rester sans réponse pour que le malaise, de dérangeant, devienne insupportable. Ishiguro laisse son lecteur sur des questions qui le tarauderont longtemps, aussi lancinantes qu'une chanson triste qui murmure : « Oh, bébé, mon bébé, auprès de moi toujours... ».
Sandrine BRUGOT MAILLARD
Première parution : 1/6/2006 dans Galaxies 40
Mise en ligne le : 16/2/2009
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